Imaginez… Le vent du Nord vous claque au visage. Vous êtes un vieux roi suédois — Gylfi, pour les intimes — qui vient de promettre un peu trop généreusement à une déesse étrangère « toute la terre qu’elle pourra labourer en une nuit ». Oui, il avait bu. Oui, elle a accepté. Mais voilà : la belle n’est pas venue seule.
Gefjon — déesse blonde comme l’orge en été, vierge mais mère de quatre fils, plus féconde que les champs de Freyr — attelle ses enfants transformés en bœufs et retourne la terre avec une rage sacrée.
Entre prodige agricole, virginité énigmatique et prouesse mythique, Gefjon fait partie de ces déesses nordiques que les livres ne racontent pas assez. Pourtant, elle est là, dans les poèmes, les statues, les fontaines. Elle rit de notre ignorance et laboure nos mémoires. Allons la retrouver.
Qui est Gefjon ? une déesse entre les mondes
On l’appelle Gefjon, parfois Gefjun, d’autres fois encore Gefn — mais c’est bien elle. Une déesse du panthéon nordique, souvent classée parmi les Asynjur, ces grandes dames d’Ásgard, compagnes d’Odin et piliers du cosmos. Son nom viendrait d’une racine germanique qui signifie “donner, offrir”. Et c’est exactement ce qu’elle fait… à sa manière.
Gefjon est une déesse en clair-obscur. Vierge proclamée, mais mère de quatre fils. Patronne des vierges, mais capable d’arracher une île entière aux terres des rois. Elle appartient au cercle des Ases, mais ses pouvoirs évoquent ceux des Vanes : fertilité, agriculture, abondance. Elle ne se bat pas, elle ne séduit pas, elle transforme. Et ça, dans les sagas, c’est bien plus redoutable.
Certains la disent sœur de Frigg. D’autres la confondent avec Freyja, tant leurs domaines se recoupent. Mais Gefjon a cette particularité unique : elle est à la fois initiatrice et laboureuse du destin. Elle ne charme pas, elle creuse.
Selon Snorri Sturluson, c’est elle qui fut la première à mettre en échec la parole d’un roi. Non pas par la guerre. Par la charrue.
Gefjon dans les sources anciennes : là où les poètes l’ont semée
Les Eddas et Snorri Sturluson
Gefjon n’est pas la plus bavarde des divinités nordiques. Pourtant, lorsqu’elle surgit dans les textes, elle laisse une trace profonde. On la trouve notamment dans l’Edda de Snorri Sturluson (via la Ragnarsdrápa), grand compilateur des mythes islandais du XIIIe siècle.
Snorri raconte son acte mythique : la création de l’île de Seeland (Sjælland). Le roi Gylfi lui promet autant de terre qu’elle pourra retourner en une nuit. Gefjon transforme alors ses quatre fils, nés d’un géant, en puissants bœufs. Ensemble, ils arrachent un bloc de terre immense à la Suède. Ce geste donne naissance à Seeland. À l’endroit vidé, un lac apparaît.
Ce mythe est plus qu’un récit. Il incarne la force tranquille d’une déesse laboureuse, qui façonne le monde sans violence. Ainsi, Gefjon entre dans la légende par la charrue, non par l’épée.
Heimskringla : mythe fondateur et royauté danoise
La Heimskringla, rédigée par Snorri Sturluson, présente une version plus politique du mythe. Gefjon y apparaît comme une pionnière, envoyée par Odin pour préparer les terres du Danemark.
Après avoir arraché la future île de Seeland à la Suède, elle épouse Skjöldr, l’un des fils d’Odin. Ensemble, ils s’installent à Lejre. Ce couple mythique devient l’origine de la lignée des Skjöldungar, les rois légendaires du Danemark.
Les textes présentent deux visages de la déesse, divergents mais complémentaires. Gefjon est tour à tour créatrice d’île et fondatrice de dynastie. C’est là toute la richesse des mythes nordiques.
Lokasenna : satire divine et attaque en règle
Dans un autre texte, bien plus caustique, la Lokasenna, Loki insulte chaque divinité au cours d’un banquet. Et quand il s’adresse à Gefjon, il attaque sa prétendue virginité en insinuant qu’elle s’est laissée séduire.
Est-ce un mensonge du dieu aux langues de feu ? Peut-être. Mais cela reflète une tension inhérente au mythe : Gefjon est à la fois vierge et mère, pure et fertile, sage et transgressive. Loki ne fait que dire tout haut ce que les mythes laissent entendre du bout des runes.
Symboles, attributs et fonctions sacrées de Gefjon
Gefjon incarne une force primitive, symbolique et féminine. Ses attributs racontent une autre manière de façonner le monde, sans violence mais avec puissance.
La charrue, la terre retournée
Parmi tous les dieux nordiques, Gefjon est l’une des seules à manier la charrue. Cet outil devient son emblème. Il incarne la transformation du monde par l’effort et la volonté.
Ainsi, la terre retournée devient un symbole fort : la nature façonnée par le féminin. Pas par la conquête, mais par le labeur.
Fertilité, indépendance et puissance féminine
Gefjon est aussi une déesse de la fertilité. C’est une divinité libre, souveraine. Elle ne partage son pouvoir avec personne. Sa virginité, loin d’être une fragilité, est donc une forme d’indépendance totale. Elle n’est pas “pure”, elle est autonome. Et cela fait d’elle une figure redoutée, même chez les dieux.
Les dons de clairvoyance et de prophétie
Selon certaines traditions, Gefjon posséderait le don de prémonition. Elle verrait le futur. Ce don est rare, même parmi les Ases.
Ce pouvoir fait d’elle une divinité du destin, à la frontière du visible et de l’invisible. Elle ne décide pas du futur, mais elle le pressent. Elle n’agit pas au hasard.
Ce lien avec la prophétie renforce son aura. En effet, une déesse qui laboure le monde et qui devine l’avenir… ce n’est plus seulement une force de la nature. C’est une légende.
L’héritage de Gefjon : statues, lieux et mémoire vivante
Si les poètes ont un jour refermé leurs manuscrits, la terre, elle, n’a jamais oublié Gefjon. Son nom résonne encore dans les paysages, les œuvres d’art et l’histoire culturelle de l’Europe du Nord.
La fontaine de Gefjon à Copenhague
C’est sans doute la représentation la plus célèbre de la déesse. À Copenhague, au bord du port, trône une immense fontaine dédiée à Gefjon. Elle y est représentée poussant sa charrue, guidée par ses quatre bœufs.
Cette œuvre majestueuse fut sculptée par Anders Bundgaard en 1908. Elle célèbre non seulement la légende fondatrice de l’île de Seeland, mais aussi la puissance du féminin mythique. L’eau jaillit autour de la déesse comme une mémoire en mouvement.
Les touristes s’y arrêtent. Mais peu savent qu’ils contemplent un mythe agricole ancestral, enraciné dans les profondeurs scandinaves.
Des lacs, une île, un royaume
La trace de Gefjon est surtout géographique. L’île de Seeland est l’un de ses héritages directs. À son emplacement originel, en Suède, selon les versions, il s’agirait du lac Mälaren (appelé Lögrinn dans les textes anciens) ou du lac Vänern.
Ces lieux sont le souvenir d’une nuit où le monde a été redessiné. Une nuit où une femme, seule, a plié la terre à sa volonté.
Gefjon aujourd’hui : entre oubli et renaissance
Longtemps, Gefjon est restée une figure secondaire, presque effacée. Pourtant, elle revient peu à peu dans les esprits. Les artistes, chercheurs et passionnés de mythologie lui redonnent une voix.
Elle est étudiée dans les cercles néo-païens, citée dans les essais féministes, évoquée dans la musique et les jeux vidéo :
- God of War : Ragnarök mentionne Gefjon. Mimir s’exclame “Great Gefjon’s ghost !” et l’appelle “The Silent Matron” — preuve qu’elle est déjà décédée dans l’univers du jeu.
- Un poème suédois romantique de la fin du XVIIIᵉ siècle, « Gefion, a Poem in Four Cantos » par Eleonora Charlotta d’Albedyhll, la célèbre comme la mère allégorique de Norvège, Suède et Danemark.
- Son nom a même été donné à un astéroïde : 1272 Gefion, découvert en 1931 par Karl Reinmuth.
- En géographie : Un massif de l’extrême Nord‑Est du Groenland, lors d’une expédition danoise en 1912, porte son nom : Gefiontinde (Gefjon Peak).
- Neopaganisme & féminisme spirituel : Gefjon est invoquée dans les rites modernes pour l’abondance des récoltes, la divination et les frontières symboliques. Son symbolisme est utilisé par des traditions comme « Reclaiming », initiée par Starhawk et Diane Baker en 1979.
- Enfin, des groupes néofolk comme Wardruna et Heilung intègrent parfois ses symboles : la charrue, la terre, le pouvoir féminin enraciné.
Conclusion : la déesse qu’on croyait oubliée
Gefjon n’est pas la plus célèbre des déesses nordiques. Mais elle est l’une des plus actuelles. Dans un monde en quête de repères et de récits puissants, elle revient… comme une terre retournée. Elle devient un symbole d’indépendance. De force. Et de transformation.
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Que vous soyez passionné·e de mythologie, en quête d’un talisman ou simplement curieux, Gefjon vous tend la main — avec une charrue, ou un bijou.
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